Francis Ponge – La Rage de l’expression

L'auteur

Francis Ponge est un des poètes français les plus importants du XXe siècle. Il commence à écrire assez jeune, mais il se fait connaître en publiant son recueil Le Parti pris des choses, qui entraîne un très grand changement dans sa vie : il publie par la suite de nombreuses œuvres, qui seront également appréciées du grand public et qui lui vaudront plusieurs récompenses. En parallèle de son activité de poète, il enseigne et anime de nombreuses conférences littéraires. Plusieurs caractéristiques sont notables chez Ponge : tout d’abord, il est très tôt confronté à l’insuffisance du langage, après plusieurs échecs dans ses études littéraires. De plus, il éprouve certaines difficultés à exprimer ses sentiments à partir du moment où son père meurt. Enfin, il se rapproche du parti communiste et des surréalistes pendant quelques temps, ce qui peut être mis en parallèle avec son écriture et sa conception du langage originales.

L'œuvre

La Rage de l’expression est un recueil publié en 1952, qui souhaite remettre en question le langage mais aussi les travers contemporains, puisqu’à cette période, l’Europe est plongée dans la dictature. Ponge met en avant sa volonté d’exprimer son opposition. Il rédige alors sept sections poétiques, dans lesquelles il effectue des expériences avec le langage, créant alors un nouvel art poétique. En effet, le lecteur suit ses expérimentations : à la recherche du mot juste, de la transcription exacte de la chose même par la parole, il mêle poésie et définitions, descriptions scientifiques. Il va donc intégrer les choses en poésie ; ce faisant, il va se libérer des conventions mais aussi des significations des termes qu’il inclut. Tout son art poétique repose sur le travail sur le langage qu’il effectue, sur la matière langagière qu’il va manipuler pour fondre poésie et travail scientifique définitionnel. C’est ce qu’il met en valeur dans sa Pratique d’écriture ou l’inachèvement perpétuel : « A partir du moment où l’on considère les mots comme une matière, il est très agréable de s’en occuper. Tout autant que peut l’être pour un peintre de s’occuper des couleurs et des formes. Très plaisant d’en jouer. »

Résumé des 7 sections : 

« Berge de la Loire » : cette section met en valeur la primauté de l’objet sur le langage. Ponge va accorder plus d’importance à la chose qu’à la langue, et n’adaptera pas ses descriptions, ses définitions au langage, mais l’inverse : c’est l’objet qui prime et qui sera mis en valeur en priorité par rapport à une langue poétique qui sera à son service.

« La Guêpe » est une section qui va proposer de manière scientifique, une description de cet insecte. Ponge va tenter d’approcher au plus près de la guêpe en en proposant une vision personnelle, la plus authentique possible, grâce au langage poétique et aux nombreuses comparaisons permettant de retranscrire cet insecte.

« Notes prises pour un oiseau » : Ponge va étudier de manière plus précise ces animaux, en trouvant les points de convergence entre eux.

« L’œillet », « Le Mimosa » : Ponge va tenter d’approcher au plus près du végétal en le décrivant de la manière la plus proche du réel possible.

« Le Carnet du bois de pin » : Ponge propose une description précise des éléments constitutifs du bois de pin. Il va mettre en valeur le fait que les possibilités d’analyse et de définition sont nombreuses, et ne va pas trancher.

« La Mounine » : l’auteur est en proie à une grande émotion suite à la vision d’un très beau ciel provençal et tente de la retranscrire. Il va mettre en valeur le fait qu’il ne s’identifie pas à un poète, mais à un scientifique qui procède avec méthode et propose des définitions. C’est déjà quelque chose qu’il avait mentionné en réponse à un de ses correspondants, Gabriel Audisio, en annonçant qu’il ne se considère pas comme un poète mais plutôt comme un savant : « Je me veux moins poète que savant », et qu’il tente de tuer le poème par l’objet qu’il mentionne.

Les thématiques abordées

L’objet : il est premier par rapport à toute forme littéraire et poétique. Ponge a une conception particulière du langage : le mot n’atteint pas forcément la chose, la langue a ses limites. Il s’agit de toucher la chose même en plein cœur, sans la détourner ni la contourner, mais en en proposant l’aperçu le plus authentique possible.

La réflexion sur le langage : la chose même a du mal à être dite, retranscrite par des mots. Le rôle du poète est donc complexe, puisqu’il doit utiliser le langage tout en surmontant ses limites, afin d’aboutir à une certaine vérité sur l’objet. Il s’agit de tenir un discours objectif et authentique sur celui-ci, malgré les limites de la langue : « Oh ! Qu’il est difficile d’approcher de la caractéristique des choses ! » (« Le Mimosa »). Le travail du langage est donc un travail de domestication, de conquête, d’appropriation. C’est pour cela que l’on comprend qu’il s’émancipe de la poésie traditionnelle : la forme poétique traditionnelle peut être perçue comme un frein, un empêchement, puisqu’elle impose des règles à l’expression. Ponge veut au contraire libérer cette expression afin de trouver le mot juste. Et si pour atteindre cet objectif, il faut déconstruire le langage et la forme poétiques, il le fait (mais attention ce n’est pas systématique !).

L’approche scientifique : Ponge n’est pas un poète traditionnel, qui va se focaliser sur les images, les sons, la musicalité ou les topoï poétiques par excellence (l’amour, la nature, la mort…). Au contraire, il s’impose comme un savant, puisque ses poèmes suivent une véritable démarche scientifique, et ont un but scientifique : retranscrire une vérité. C’est ce qu’il met en valeur dans sa lettre à Gabriel Audisio : « Je me veux moins poète que savant ». Ponge a donc un but scientifique plus que littéraire. Il s’appuie d’ailleurs sur le dictionnaire Littré afin de construire ses poèmes à partir d’un matériau définitionnel scientifique.

Le parcours "dans l'atelier du poète"

« L’atelier » suggère un lieu dans lequel l’artiste réalise des œuvres manuelles (tableaux, sculptures…). Dans le cadre de ce parcours, l’atelier est le lieu (ayant une existence concrète ou non) dans lequel le poète élabore et écrit ses poèmes, travaille (presque manuellement, tant le remodelage a une part importante) le langage et la forme poétiques. La poésie ne découle pas d’une inspiration soudaine, d’un talent particulier, du génie, mais d’un travail minutieux, méticuleux, de création (l’étymologie grecque du terme « poésie », poïesis, signifiant « création », le souligne bien) et de construction.

Ce parcours invite à étudier l’acte de création de la poésie, en envisageant le poète comme un artisan qui façonnerait la matière poétique. Ponge va donc réenvisager la poésie sous un nouvel angle de travail, mais pas pour autant renier la tradition. Il va notamment s’inspirer de Rimbaud ou encore de La Fontaine.

On suit le parcours d’écriture et l’élaboration des poèmes, donc. Et cela se manifeste dans les notes de Ponge : « pèse n’est pas le mot », écrit-il par exemple dans « La Mounine » afin de commenter son propre parcours d’auteur. A de nombreuses reprises, on constate qu’il analyse ses écrits, on a véritablement accès au processus d’écriture et au façonnement de la matière poétique, d’où sa prétention à être savant plus que poète : à certains moments, il va noter des accolades, pour proposer plusieurs possibilités, sans trancher ni sélectionner.

C’est peut-être en ce sens que l’on comprend le titre de l’œuvre : finalement, la rage de l’expression, c’est aussi bien la colère du poète qui éprouve des difficultés à atteindre le cœur battant de l’objet, que la langue poétique qui fait preuve d’une certaine virulence.

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